Réflexions, Société

Les illusionnistes de la modernité

La culture française est riche de nombreux talents, dont celui des mots.

Ces mots sont censés exprimer une idée, dont la réalité peut s’expérimenter en confrontant le mot à ce que le sujet, l’événement ou l’individu exprime de cette idée dans les faits.

Et pourtant, lorsque l’idée d’un sujet s’associe à la culture du concept, et de la créativité linguistique, il est possible de s’éloigner d’une réalité bien différente des mots utilisés.

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Le mot devient une projection d’une idée, la plus souvent valorisante pour l’émetteur, mais aussi éloignée de sa réalité exprimée.

L’institution raffole de ces mots qui font mouche, qui complimentent le narcissisme de leurs utilisateurs, voire des manipulateurs, et rassurent ceux qui les reçoivent, alimentant leur demande d’obtenir une réponse à leur rêve, à leur fantasme.

Cela peut se traduire dans des situations de la vie courante : le professionnel qui fait passer un entretien, abreuve son discours de mots « tendance » et valorisants sur la culture de l’entreprise, face à un candidat qui entend ce qu’il attend, sans remettre en question sa propre demande, sa satisfaction immédiate, et surtout, l’autorité que représente l’interviewer. « Empathie, bienveillance, enchanter, réenchanter, autonomie, responsabilité sociétale, engagement, humain, sans oublier disruptif… ». Et sinon, ça se traduit comment au quotidien ?

Et puis, « il l’a dit. C’est forcément vrai. Et ce qu’il a dit correspond à ce que je voulais, dans l’entreprise que je voulais ». Ce serait dommage de renoncer à un fantasme juste pour se confronter à une réalité, qui, consciente, permettrait, elle, de faire un choix basé sur les bonnes raisons.

Que dire des campagnes de recrutement pour les surveillants pénitentiaires. Ça sonne beaucoup mieux que gardien de prison, en effet. Et les affiches, les slogans…c’est vrai, ça donne envie. La plus pure tradition institutionnelle : rafraîchir l’image, en conservant les vieilles habitudes. Il semble que la confrontation au quotidien une fois en poste n’illustre pas précisément le message attractif.

L’institution agit comme le pervers qui tend un bonbon à l’enfant, pour lui faire subir le pire une fois attiré dans son antre. Excessif comme comparaison ? Le mécanisme est le même.

L’univers de l’accompagnement professionnel, aussi appelé coaching, regorge également de cette surutilisation du langage positivement connoté. Mais les mots écrits ou verbalisés sont malheureusement parfois bien éloignés de la qualité de relation, et donc de la posture de leurs utilisateurs.

Une répétition du mot qui en tue sa réelle sincérité. Un abus de langage qui met au même niveau le pire et le meilleur : le pire acte et le meilleur mot.

Le changement n’échappe pas à cette tendance. Il est pourtant bien réel, chaque jour, au travers d’initiatives et d’évolutions individuelles, d’organisations, d’entreprises. Mais il y aussi la communication du changement. Une posture si franco-française : dire pour faire croire, concevoir un message au lieu de repenser la réalité. Un néo-archaïsme plus qu’une modernité.

Que serait alors cette vraie modernité ?

Pourquoi pas d’envisager la relation comme élément central de la construction d’un système, autour du savoir, plutôt que considérer le savoir comme seul élément de reconnaissance, de valorisation, de pouvoir, de domination. Une capacité d’exprimer une opinion fait tout autant de bien que celle d’emmagasiner des informations. Adhérer à une règle structure tout autant que de s’y soumettre.

Pourquoi ne pas remettre l’outil à sa juste place, dans un rapport de préservation plutôt que de prédation. Dépasser le stade archaïque de l’homo faber, pour évoluer vers celui d’une relation dont la finalité ne serait ni l’usure, ni l’abus de la ressource, humaine y compris.

Ce serait abandonner le contrôle, non comme supervision, mais comme asservissement du détenteur de l’outil sur celui qui le subit : l’homme sur la nature par la destruction, l’homme par la technologie du contrôle du dominant, contrairement à celle du progrès par le mieux-être et la sécurisation.

Une modernité française serait d’évoluer vers une vision dépouillée de la surenchère d’attributs, ceux du statut, dont la notion même illustre l’archaïsme de notre construction sociale : la domination par la fonction sociale, la reconnaissance par la fonction sociale, la valorisation par la fonction sociale, la valorisation sociale par un statut individuel et d’appartenance au « bon » groupe.

La négation même de la valeur individuelle propre à la capacité de contribution par l’action et par le talent individuel. Sans en faire un système absolu et d’équilibre lui-même fantasmé, mais au moins une intention dans la modernité.

Dire le changement n’est pas exprimer la modernité. Les néo-archaïques, les abuseurs de langage, ne sont pas plus modernes que les archaïques.

Les modernes existent. Ce sont des prises de conscience individuelles, ce sont des paroles qui s’expriment et rompent le devoir d’obéissance au silence, comme les surveillants pénitentiaires, policiers ou militaires qui dénoncent leurs conditions de travail. Ce sont des actes individuels, autonomes mais collectifs ou collaboratifs, qui, agrégés, construisent un nouveau système, par le terrain, par le vécu, par l’engagement.

Si l’institution se construit comme un mirage, la modernité avance par le vrai, par le réel, par l’autonomie de pensée et l’équilibre dans la relation.

Il n’est même pas question d’obéissance ou de désobéissance, mais juste de conscience, en confiance.

Le Guetteur

12 février 2018

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